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FigureS

 Texte intégral

 

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LA PORTEUSE D'HISTOIRE

L’Ayguade.

Je suis enfin à la maison.

Des maisons, j’en ai compté plusieurs au cours de ma vie.

Chacune d’entre elles a contenu une vie.

Des maisons en forme de deux-pièces avec le roulement et les cris de la ville qui ronflent aux fenêtres où, à travers les murs de papier, s’écrit l’enfilade de vies inconnues. Des maisons de briques et de tuiles plates accrochées à flanc de colline où les bûches de pin craquent dans la cheminée comme une latte de parquet sous le poids d’un fantôme. Des maisons-caravanes jadis posées dans un coin de jardin qui s’éveillent avec gaieté dans les matins tonitruants du poulailler. Des maisons imaginaires entraperçues à travers l’eau profonde du rêve et qu’au réveil, on s’efforce de percer depuis la surface ; demeures évanescentes dans lesquelles je me suis longtemps perdue au cours des nuits, explorant les pièces dérobées et les labyrinthes dissimulés au fond de mon esprit.

Pourtant je suis enfin à la maison.

Ma maison tangue au cœur des eaux comme un navire : L’Ayguade la contient comme la mer, un esquif.

Ici est ma maison.

La maison enfin gagnée, regagnée, après de multiples vies vécues hors de son monde propre.

Aquatique, elle contemple la mer rouler à ses fenêtres les jours de vent d’Est. Les cris aigus des goélands l’accompagnent en hiver, l’éclat de leurs silhouettes plongeant dans le sillage du soir.

Ici est ma maison, pour ce pin centenaire qui, sur le front de mer, redevient chaque été un nuage vivant, bruissant et agité d’oiseaux en perpétuel mouvement.

Ici est ma maison, pour être voisine de celle du Pêcheur où les filets sèchent en sentant le large tandis qu’un canapé élimé offre une couche sous les étoiles, la tête tournée vers le levant.

Ici est ma maison, pour les êtres que je croise autour de son cœur battant, ceux qui savent essuyer les chagrins de la vie d’un geste de bonhommie joyeuse et accrochent à leur salut un sourire où crépite une bienveillance complice - merci à eux.

Ici est la maison qui me donne le sentiment d’être rentrée au port.

Elle ne pouvait se tenir qu’à l’extrême limite entre terre et mer, une maison sur la terre ferme offerte à tous les voyages, une maison hésitant encore à devenir bateau.

Je suis la porteuse d’histoire.

Et mon port est L’Ayguade.

J’y vis avec les miens, dans cette rue qui porte le nom du cheval marin.

En guise d’accueil, L’Ayguade m’a tendu les bras sablonneux de ses berges et de ses rivages. Nos vies se sont tissées avec celles de ce village, elles ont pénétré la composition secrète de son alchimie. Nos voix ont rejoint le chœur de voix qui forme la sienne et nos silhouettes se sont dessinées dans son paysage.

Ici je croise chaque jour de hautes figures qui, d’un regard, déploient autour d’elles leur mythologie anonyme.

Héros mythiques et méconnus.

Ce sont les figures de ce pays.

Hautes en couleurs, rayonnant d’une humanité qui m’émeut.

Ici je dis leur histoire qui est celle de cette terre.

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L'HOMME DE BIEN

Je suis né Claude et je suis devenu Tony.

J’ai eu plusieurs noms et j’ai épousé plusieurs vies.

Chacune de ces vies est fruit d’un désir. Une rencontre. Une fuite en avant irrésistible comme un éclat de rire. J’ai jadis grandi dans un pays rude, dont le nom sonne âpre. La Creuse. Un pays de tailleurs de pierre, de tisserands et de paysans. En hiver on y fabrique à la main, dans la froidure des granges, les pavés de Paris et les blocs de granit qui ont fait les glorieux monuments de la capitale. Enfant, ma première vie s’est nichée au cœur d’une ferme où j’avais été placé. J’y participais aux travaux des champs, autant qu’on peut le faire à sept ans. Enfant-roi des collines, je braconnais le petit gibier, pêchais la truite en remontant les cours d’eau, étirais ma liberté espiègle le long des sentes. Adolescent, je suis devenu carreleur mosaïste. J’embrassais l’apprentissage. Ma deuxième vie s’ouvrait par une première rencontre : un patron qui, par chance, se révéla un véritable maître. Il m’enseigna la rigueur, la bienveillance et le courage. Le travail était rude, façonné par la terre et le climat, mais je n’avais pas à me plaindre plus qu’un autre.

Pourtant, je me suis échappé. À vingt ans, je découvrais la Méditerranée. La pureté de son horizon ouvrit en moi une ligne de faille que rien ne pouvait plus combler. La violente lumière du Sud s’y est engouffrée pour y rester.

De retour dans mes montagnes, je ne pouvais plus supporter leur ciel bas. J’étouffais sous l’opacité des plafond nuageux qui, pour la première fois, emprisonnaient ma vie sous leur couvercle tandis que mon corps vibrait de l’impatience des départs. Les chaleurs azuréennes résonnaient dans ma tête du craquement des pins. Depuis mes escarpements, j’entendais, loin au Sud, les stridulements des cigales et les cris du monde.

Je suis parti. 

Je suis arrivé.

Je suis un homme heureux.

 

 

LE ROI PÊCHEUR

Je suis un homme simple. Un homme de racines. Ma famille est celle de paysans dont les terres s’ouvraient sur la mer. De ces terres irriguées, est né L’Ayguade. J’y ai grandi comme un plant dans une terre fertile auquel on a prodigué soin et savoir, amour et sagesse. J’ai poussé vite et droit dans le prolongement de mon père et de mon grand-père. Leurs ombres tutélaires me permettaient de grandir sereinement sans trop m’égarer sous le soleil aveuglant. Ma mère et ma grand-mère étayaient ma croissance comme des tuteurs bienveillants. A chaque étape, leur amour me nourrissait de soins constants. Tandis que je grandissais, l’histoire de ma famille s’épanouit et se déploya dans mon corps comme une canopée où bruissaient les chants des oiseaux, les stridulations des cigales, les épousailles de la terre et du ciel dans la mémoire ancestrale du cycle des labours et des semis. A la mort de mes grands-parents, ces frondaisons se sont hissées jusqu’au ciel, composant un firmament peuplé des figures du souvenir. Ma mémoire est leur constellation. Je suis né sous le signe de ces figures et de leur histoire. Je porte le dessin du passé dont j’honore la transmission et les promesses de l’avenir dont je construis la continuité.

En trois générations, l’histoire de ma famille s’est fondue à l’histoire de ce rivage, leur courage a nourri sa force et sa fertilité, leur ardeur a préservé et cultivé sa beauté.

Ainsi s’inscrit mon temps présent, alliance entre passé et futur, en cette terre où je suis né.

 

 

LA SIRÈNE

Avez-vous déjà entendu le chant de la sirène sur ce rivage dont les flots baignent le levant ? Toute vie rencontre un jour sa sirène. Je porte le chant de la tentation, le chant du désir, du plaisir et de la joie. Ici, j’étale mes longs cheveux dans la blondeur des clairs de lune, la baie est si calme que je peux me mirer dans la limpidité de son miroir étal ; les plus anciens souvenirs semblent suspendus et contenus dans ses eaux. Le jour, je me cache dans les hanches des femmes en bikini. J’épouse leurs paréos et leurs lunettes noires. J’aime me fondre aux ombres estivales de ce village, aussi discrète et omniprésente qu’une figure du quotidien. Ainsi vient-on à moi avec le sourire, me croyant inoffensive et ordinaire, pour ainsi dire désarmée.  Sur la Place du village, je suis même devenue enseigne et effigie. La Sirène. Symbole des beautés mythiques de la vie marine, je trône grandeur nature sur la devanture de ce boulanger – pâtissier – glacier qui, grâce à moi, a donné son patronyme à la place principale, entrant ainsi majestueusement dans l’histoire de son propre bassin de vie. Esquissée en vitraux colorés, je surgis sur la façade avant de plonger, mosaïque de marbre, sous les pas des clients. Mon chant se mêle au roulis des chariots de baguettes, aux voix sucrées des serveuses, au claquement de porte des fours, au son mat de la pâte qu’on abat avant de pétrir. J’embaume les brioches, le pain chaud et l’effluve fruitée des pâtisseries.

Pourquoi me craindre ? J’attise le désir en fredonnant constamment l’appel de la vie. Mon chant éveille ceux qui pourraient s’abandonner à une sourde monotonie. Ma voix tentatrice vient leur rappeler l’infini des possibles. Des Laudes matinales au Requiem du soir, j’exalte le chant de la liberté, cette destinée qui vibre de se choisir à chaque instant. Avez-vous jamais entendu mon chant ? Vous en souvenez-vous à présent ? Je suis belle et terrible. À chacun de choisir de me résister en s’attachant au mât du bateau comme Ulysse ou de me suivre de son plein gré dans les abysses.

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L'HOMME DE BIEN

À peine arrivé dans le Sud, ma troisième vie a commencé par une seconde rencontre, une nouvelle chance. On avance ainsi : pas à pas ; la vie nous initie en dessinant une trajectoire qu’on appelle destin ou hasard. J’avais une vingtaine d’années et j’épousais ce territoire avec, aux lèvres, un goût d’éternité. Je me suis donné à lui sans retour. J’ai aimé sa cuisine pour mieux le comprendre. J’ai appris ses habitants pour mieux les aimer. Pour partager généreusement les splendeurs de sa mer et de ses terres, je suis devenu restaurateur, c’est-à-dire explorateur du musée vivant de ses goûts, de ses odeurs, de ses couleurs.

De Bormes où j’avais débarqué de ma Creuse natale, je suis arrivé à L’Ayguade, le port de ma chance que je n’ai plus jamais quitté. La haute figure de La Marquise m’y attendait. L’Hôtel Ceinturon dressait alors sa vaste bâtisse comme un bastion immémorial de l’hôtellerie et la restauration. Sa patronne y trônait telle un sphynx énigmatique, vous mesurant d’un regard limpide. Ses yeux incroyablement bleus se posaient sur vous sans ciller. Tranquilles et clairs, ils manifestaient une autorité suprême, teintée d’humour et de flegme. Imposante et souveraine, vigoureuse et corpulente, La Marquise allait vers le terme d’une course de 90 ans mais dirigeait encore d’une poigne de fer sa grande Maison. J’appris la cuisine aux côtés de cette matriarche vive et autoritaire qui avait toujours généré la crainte autant que la fascination. À son décès, elle m’avait appris l’art de la rencontre aussi bien que celui de la cuisine, un art de l’écoute et de l’attention. Alors les rencontres ont continué à égrener ma route. De patrons en associés, de restaurants en restaurants. Le Ceinturon, Les Plaisanciers, Le Baya, et enfin La Réserve où la jeunesse de Greg, son tout nouveau patron, allait brutalement me toucher au cœur. Je retrouvais en ce tout jeune homme cette violente ardeur nuancée d’hésitations, ce puissant désir entravé d’inexpérience qui, trente ans plus tard, venaient boucler mon propre cercle, me révélant mon propre élan, ma volonté farouche et mes hésitations fugaces. J’avais vieilli. Je devenais moi-même un patriarche et, avec pudeur et tendresse, la vie me faisait cadeau d’une nouvelle relation filiale. Le Sud me rendait un fils pour celui que le Nord, jadis, avait gardé.

Réussites et revers, commencements et recommencements, j’avais avancé sans compter. J’avais avancé sans regrets. Les regrets sont faciles. Le courage réside dans le constant renouvellement du désir. Alors chaque joie devient une épreuve de bonheur : elle est le bonheur qui, pour s’offrir, éprouve notre capacité à croire et désirer encore.

C’est ainsi qu’un enfant de la Creuse était devenu un emblème de la restauration provençale.

Mais ce n’est pas toute l’histoire.

 

 

LA MARQUISE

La Marquise est femme du peuple. Qu’importe si j’aime fumer le cigare et conduire une décapotable ! Qui a dit qu’une femme du peuple devait aller à pied ? Qui a dit qu’elle devait porter un corset, même fervente catholique et corsetière de son état ? Qui a dit qu’elle devait alourdir ses tempes du poids d’un chignon affligeant ? En 1908, j’ai exigé un contrat de mariage uniquement pour voir écrit noir sur blanc mon droit à couper mes cheveux si cela me chante. De toute façon, je fais toujours ce qui me chante. Du moins l’ai-je sûrement fait, une fois oublié ce premier mariage. À 17 ans, je ne voulais pas me marier mais je ne suis pas stupide. J’ai toujours su voir ma ligne de chance là où elle se profilait. C’est ainsi. Plus tard, les journalistes s’étonneraient de cette chance incroyable qui allait bénir ma vie. Merci, mon Dieu. Mais moi, je dis que la chance se présente à tous de la même manière. Dieu ne fait pas de différence entre ses enfants, il ne réserve pas la chance à certains plus qu’à d’autres. C’est nous seuls qui faisons toujours toute la différence. On voit la chance qui passe et on est assez hardi pour la suivre, ou trop timoré ou paresseux pour lui courir après. Ce qu’il faut, c’est savoir être aux aguets pour distinguer son bref scintillement, aussi fugace que le clin d’œil d’un ange. La chance, c’est d’abord ainsi, une étoile filante à la queue de laquelle accrocher un vœu. Ensuite, c’est le travail et la ténacité qui prendront le relais parce que, dans la vie, il faut toujours mouiller sa chemise : la chance se mérite dans la durée. Mais, à cet instant originel si beau et si fragile, il faut simplement apercevoir la chance qui passe et dire : cette chance est pour moi. Ne pas avoir froid aux yeux, garder un regard clair et une tête lucide, et regarder la vie en face sans peur ni préjugés. Mais, en naissant femme, j’ai très vite compris que les hommes avaient placé sur ma route une embuche supplémentaire, un tribut dont il me faudrait rapidement et à tout prix m’émanciper si je voulais pouvoir aller au gré de ma chance et inventer mon destin à ma guise. Il me faudrait la liberté. Paradoxalement, le chemin de ma liberté commençait par un mariage. Ma première chance. Joanès Michal m’offrait sans le savoir un premier pas vers l’indépendance. Un homme doux et affable qu’à 17 ans, j’épousais. Grâce à lui, j’échappais à la pauvreté, l’assujettissement et le labeur infligé par une famille de 12 frères et sœurs. Michal me donna deux garçons, Marcial et Raymond. Sur quoi, je l’ai quitté avec un merci aux lèvres. Parce que je croyais en la vie, en la chance qui ne manquerait pas de me balancer un nouveau clin d’œil et à moi qui serai là, tout sourire, pour l’attraper au vol. J’ai divorcé. Une première à l’époque. Préserver ma liberté me donnait toutes les audaces et m’enlevait toute peur. Le scandale était un prix dérisoire à payer. Aussitôt divorcée, j’ai rencontré Commarmond. Il n’attendait que moi, je n’attendais que lui. Mon premier amour, peut-être. Oh je ne me souviens plus vraiment ! En tous les cas, le premier des hommes que j’allais choisir par moi-même. Le divorce renforçait l’éclat de mon sourire. J’étais femme et j’étais libre. Je n’avais jamais eu froid aux yeux et, à présent, je prenais un plaisir malicieux à regarder les hommes en face. J’étais couturière et Commarmond, fondé de pouvoir d’un grand soyeux. Nos routes se croisaient dans le doux chatoiement des soies lyonnaises. Ouvrière, j’entrais à son bras au sein de la bourgeoisie de province avec des yeux bleus qui ne cillaient pas, un perpétuel sourire, un aplomb irrésistible et un sens de la répartie inné. Mais je refusais le mariage. Après Joanès Michal, je refuserais toute ma vie les plus beaux partis. C’était moi et moi seule, avec ma capacité à provoquer la chance, ma foi dans la vie et mon insatiable appétit qui serait dorénavant le seul parti à prendre. La liberté était devenue le socle et le credo. Quelle que puissent être les tentations de l’amour et du mariage, j’allai la chérir et la préserver tout au long du siècle. En 1920, j’ai vingt-neuf ans quand la famille Commarmond migre de Lyon vers Hyères, moi comprise, la concubine bientôt mère de 3 enfants illégitimes de ce second lit. Nous suivons tous vers le Sud le Docteur Clair, demi-frère de mon amant, qui achète à Costebelle un Hôtel pour y soigner ses patients sous les auspices d’un climat réputé bienfaisant. L’Hôtel allait s’appelait le Mont-Clair et, moi, j’allais renaître à moi-même sous un nouveau nom qui ornerait désormais ma vie comme un couvre-chef insolent. La Marquise. Je serai La Marquise, pour tous et pour l’éternité, grâce à ce surnom attribué dans les années 20 par un journaliste local séduit par mon indépendance, mon sourire, mon audace et ma vitalité.

J’étais née Albertine Louise Paviot, le 12 février 1891, à Lyon. Je suis immortalisée à L’Ayguade, Hyères, Place de la Marquise, sous les traits d’un buste à mon effigie.

La Marquise. Une femme du peuple.

Mais en 1920, l’histoire ne fait encore que commencer.

 

 

LE ROI PÊCHEUR

Je porte en moi Louis le patriarche. Mon grand-père, Loulou. Haute figure de cette Provence. Pour mes oreilles d’enfant, sa voix était assortie d’une vibration puissante. Elle charriait le roulis des rocailles et le courant des ruisseaux, la force de son flux tout amplifiée par l’accentuation provençale. Agriculteur, chasseur, heureux propriétaire du seul cheval de labour du village, Louis aimait et respectait Dieu, la Nature, son épouse Louise, les deux fils qu’elle lui avait donnés et cette terre, l’Ayguade, à l’époque où l’Ayguade se résumait à des champs en culture, un chenal portuaire et une place de terre ouvrant sur la mer. Dans les gestes de mon grand-père, précis, lents et réfléchis, se lisait une sagesse enseignée par les leçons du climat et l’âpreté de la terre. Ses mains ridées, brunes et calleuses racontaient pour moi l’histoire de l’agriculture, l’éternel recommencement de ses cycles - labour, semis, irrigation, récolte – et cet équilibre précaire dans lequel on ne reçoit jamais que les fruits d’un labeur acharné. Lorsque la canicule, la sécheresse ou les intempéries frappaient les semences, Louis secouait la tête, s’acharnait à sauver ce qui pouvait l’être et, pour le reste, s’en remettait à Dieu. Au sein de leur foyer, Louise, ma grand-mère, menait, avec la discrétion réservée aux activités des femmes, un combat similaire contre l’adversité. Qu’elle que fût la rudesse et les incertitudes de leur propre vie, Louise était déterminée à aimer et aider son prochain sans économiser ses forces. En dehors du foyer et du travail de la ferme, elle consacrait du temps comme bénévole pour apporter ses soins aux orphelins de La Madrague, aux malades hospitalisés et aux vieillards dépendants. Ma grand-mère avait elle aussi appris qu’il faut donner beaucoup pour recevoir un peu, mais son engagement ne recherchait ni bénéfice ni équité car Dieu seul pouvait, à ses yeux, équilibrer cette balance entre ce qui est reçu et ce qui est donné. Or Louise se jugeait indéfiniment redevable. Louis et elle étaient en parfaite santé et elle avait eu la chance de mettre au monde deux beaux et solides garçons. Tant que sa famille prospérerait, Louise jugeait qu’elle ne serait jamais quitte de sa dette envers Dieu, même si elle consacrait sa vie entière à donner sans compter.

Mon père et son frère naquirent donc sur cette terre. Mais seul mon père décida de rester au plus près d’elle. Tandis qu’André entamait une carrière sportive professionnelle dans le milieu du rugby, Denis, mon père, décida de devenir agriculteur comme son père avant lui. Les temps changeaient cependant. Le bord de mer s’éveillait tandis que les exploitations agricoles sombraient dans un lent engourdissement. L’âge d’or du tourisme avait détrôné l’agriculture. Endetté par l’exploitation de ses terres, mon grand-père en céda la plus large part à la Municipalité. Sur les champs de Louis, le village de L’Ayguade a rapidement germé et fructifié. Des cabanons et des maisons offraient de nouveaux toits à des familles heureuses d’emménager sur la beauté cristalline de ce rivage. Mon père percevait la vigueur de cette nouvelle sève. La germination du village appelait des changements durables. En bon cultivateur, Denis avait conscience de la nécessité d’enrichir ce sol nouveau pour le voir fructifier. Il décida d’y développer un lieu de vie, un espace de convivialité et de partage. « La Réserve » naquit. Un bar et un restaurant prenant leur nom de la proximité immédiate de cette cabane construite au cœur des vagues, au bout d’un ponton où les habitants venaient s’approvisionner en poissons emprisonnés dans des nasses. Sans doute, au terme de quelques années, mon père s’étiolait-il, peut-être la nostalgie de la terre s’était-elle emparée de cet homme pétri dans celle qui l’avait vu naître. La Réserve fut mise en gérance tandis que Denis refermait doucement la porte de cette aventure humaine pour à nouveau consacrer ses forces aux vignes et aux oliviers, sa délicatesse, aux fleurs et aux fraisiers.

Ainsi ai-je grandi. Au sein d’une famille qui faisait perdurer par amour, engagement et volonté, la culture traditionnelle de terres dont les ressources et les profits déclinaient.

 

 

L'HOMME DE BIEN

Ma vie, ce sont mes enfants. Ici est contenu le bonheur et, ici, ses épreuves.

Le reste, le travail des champs, l’artisanat, la restauration, et même mes plus chères passions - la pêche, la brocante, l’Histoire, la Beauté, l’Humanité même –, ce ne sont que de petites joies que la vie offre avec générosité quand on a gardé vivace le souvenir de l’enfant qu’on a été.

Justine, Eugénie, Julien.

Noah, Clément, Camille.

Les enfants valent plus que nos propres vies. C’est ce qui fait la beauté de ce qui nous lie : non pas qu’on leur ait donné la vie, mais qu’on soit prêt à leur donner la nôtre. 

Les enfants nous rendent meilleurs en nous apprenant à mourir. Ils sont la grâce.

 

 

LA SIRÈNE

Dans ce village, la Promenade de bord de mer se déploie entre deux places principales, dont l’une doit son nom à un boulanger et l’autre à un roi.

L’Histoire du boulanger sera racontée par ceux qui l’ont connu.

Aux hommes, l’histoire des hommes.

Quant au Roi, je suis l’unique mémoire des flots qui l’ont porté jusqu’ici.

Aux mythes, l’histoire des Saints.

En l’an 1250, Louis IX roi-pèlerin part en croisade, fidèle au vœu qu’il a prononcé devant Dieu, au sortir d’une longue maladie. Il porte l’oriflamme, symbole de la royauté, en même temps que le bâton et l’écharpe du pèlerin, symboles d’humilité. L’Esprit Saint chuchote à l’oreille de ce Roi humaniste qui cherche à apporter la justice et la paix et à bonifier la condition de ses sujets. Mais, en avril 1250, confrontée au génie militaire des musulmans et aux effets dévastateurs de la dysenterie, l’armée de croisés bat en retraite en gagnant Le Nil. Lors de la bataille de Fariskur, Louis est fait prisonnier. Il devra attendre la rançon apprêtée par son épouse, Marguerite de Provence, pour échapper aux geôles musulmanes. Libéré, poursuivant sa quête, le Roi pieux décide d’entamer un pèlerinage en Terre Sainte et enjoint ses sujets à l’accompagner. Mais, au Printemps 1253, il apprend la mort de sa mère, Blanche de Castille et, après l’avoir pleurée, il décide de rentrer en France. Le 10 juillet 1254, de retour de la 7ème croisade, c’est un roi vaincu et endeuillé qui débarque sur le rivage de L’Ayguade qui honorera son nom. Saint-Louis y met pied à terre, profondément affecté par un échec qu’il tient pour punition divine.

L’esprit du saint roi a-t-il été apaisé à la vision de ce rivage sauvage ?

Aura-t-il béni cette bande de terre arborée de palmiers et de tamaris avant d’y poser le pied ?

Aura-t-il été ému par la splendeur blanche de l’aube reflétée par le miroir de ces eaux ?

Quelle sagesse l’accompagnait à l’issue de ce long pèlerinage mené dans la douleur et l’humilité ?

Aura-t-il, à l’instant de poser le pied sur ce sable brun mêlé d’algues et de coquillages, brièvement perçu la folie des croisades ? Aura-t-il entraperçu la folle tentation, le péché d’orgueil déguisé en piété ?

Aucun dieu ne réclame la mort en son nom, ai-je chuchoté, au moment où il posait pied à terre.

Le reste, ne le sais-tu pas ô Roi sage, n’est que chant de sirène…

 

 

LE ROI PÊCHEUR

Les constellations que je porte en moi sont aussi celles des rencontres. A vingt ans, comment savoir qui devenir ? Cette forte lignée familiale exerçait sur moi sa traction tantôt comme une ligne de forces tantôt comme une ligne de faille, tantôt me poussant en avant tantôt me tirant vers l’arrière. Je titubais sous le poids du passé familial. À un certain âge, l’amour, la force et la beauté peuvent être une charge pour ceux qui en héritent. Quelle vie leur reste-t-il à inventer ? J’ai opté pour des études mathématiques au sortir d’un bac scientifique. Mais aucune équation n’aurait pu répondre aux questions qui me taraudaient. J’avais beau cultiver le langage mathématique avec facilité, il demeurait une friche stérile incapable d’ensemencer mon esprit. M’échappant des terres familiales, je tentai le temps d’un été une expérience de serveur dans le bar d’un autre village de la côte. J’y fus accueilli avec attention et générosité, au sein d’une exploitation familiale qui étendait généreusement le cercle familial aux employés qui partageait sa vie et ses tâches. Étonnamment, et peut-être pour la première fois depuis longtemps, je me sentis à ma place. Ce n’était pourtant qu’un travail saisonnier venant interrompre ma routine étudiante, mais dans ce bar je me sentais vraiment bien, je me sentais étonnamment chez moi d’une manière que je n’aurais pu imaginer – libéré de mon propre chez moi peut-être, que j’aimais trop peut-être, pour pouvoir librement le réinventer. Ce petit boulot d’été m’apportait un apaisement. Je ne tergiversais plus quant à mon avenir, je ne me perdais plus en questionnements incessants, je vivais simplement l’instant présent et c’était un profond soulagement.  Dans ce bar, je fus apprécié pour ce que j’étais et étonné de me découvrir, dans les yeux de ces inconnus, un garçon appréciable et sur qui spontanément on comptait. Le gérant était un homme mûr doté d’une joie profonde, d’une sincère ouverture aux autres et d’une gentillesse qui ne pouvait se confondre avec de la bonhommie. C’est le souvenir qu’il légua à sa famille en disparaissant avec l’été. Je découvris alors que la chaleur humaine d’un homme peut continuer à couver sous le chagrin de ses proches, réchauffant l’hiver nu de leur tristesse. Dans ce contexte, j’abandonnais mes études et prolongeais de quelques mois mes fonctions de serveur. Malgré son deuil récent, la famille continua à m’accueillir, fidèle au souvenir de celui que j’avais à peine croisé. Chaque jour, je recevais leur gaieté non comme une preuve d’indifférence, mais comme une démonstration d’affection et de courage. Je compris alors qu’il est parfois des leçons qu’il faut qu’autrui nous enseigne pour savoir qu’on les portait déjà en soi-même. A travers ces gens, je perçus le reflet de ma propre famille. Je voyais Loulou et Louise, André et Denis, j’embrassais plus intimement leur histoire. Leur amour. Leur enracinement. Leur abnégation. Leur courage. J’eus alors le désir fulgurant de rentrer chez moi. Je revenais fort de nouvelles certitudes. J’avais 20 ans et j’ai demandé à mon père de me donner sa confiance. Je voulais reprendre là où il s’était arrêté. C’est ce que j’ai dit. Je voulais la gérance de La Réserve. Mon père a-t-il mesuré ma fragilité ? Certainement. Mais mon père était Roi et fils de Roi. Un Roi paysan et sage. Il m’a remis les clés du royaume. Sans doute savait-il qu’il est des clefs capables de déverrouiller l’âme d’un homme. A vingt-trois ans, je pris officiellement la gérance du restaurant en espérant celle du bar, car La Réserve s’était étendue et divisée en deux affaires adjacentes rassemblée sous une enseigne historique. Avec l’arrivée massive des touristes, le premier été aux commandes fut dense et violent comme un baptême du feu. Pour ne pas me briser, je me corsetais de certitudes. Ce faisant, je désavouais ma nature indécise qui avait toujours tendue à questionner, réinterroger et tergiverser comme si l’incapacité de poser la vie en équations me contraignait à ressasser l’infini des possibles. Raidi, je n’en étais que plus vulnérable. La jeunesse méconnaît la sagesse du roseau face au chêne. Elle se rêve robuste et orgueilleuse comme un vieil arbre, dédaignant son seul apanage : l’incroyable souplesse à plier sans rompre. L’arrivée de Tony fut pour moi un cadeau du ciel. Un homme de la Creuse franc, clair et chaleureux, dont le puissant enracinement dans sa terre natale avait nourri pour nos côtes un amour abondant et généreux. Parce qu’il savait aimer la terre, Tony aimait les hommes. Je savais reconnaître ces racines-là. Depuis plus de vingt ans, Tony avait collaboré à plusieurs affaires, et faisait désormais étroitement parti du maillage des restaurateurs et entrepreneurs attachés à L’Ayguade. Il avait travaillé au Ceinturon, hôtel jadis créé par La Marquise, et venait de quitter la direction d’un restaurant de plage festif, digne héritier des dancings que la même Marquise avait initiés sur le rivage. J’éprouvais envers Tony une confiance instinctive et lui, sans doute, envers ma jeunesse, un regard attendri. Rapidement, je lui confiai la gérance du restaurant pour me consacrer à celle du bar. Je rassemblais mes forces. Nous croyons naître brutalement à nous-mêmes, comme un bourgeon éclos en quelques heures, ignoreux des longs mois de germination qui l’ont conduit vers la floraison. Mais je savais que toute naissance, fût-elle à soi-même, n’est qu’un lent commencement : devenir soi est toujours le fruit d’une fragile maturation. Sans doute l’agriculture, telle un terreau familial devenu part de ma propre glaise, m’avait-elle enseigné cela qu’on ne doit jamais cesser de se cultiver soi-même pour pouvoir continuer à renaitre au fil des saisons, en dépit des fléaux qui nous frappent.

 

 

LA MARQUISE

Je les ai rencontrés au marché. Je ne saurais dire pourquoi j’ai tout de suite désiré faire leur connaissance et entrer dans leurs bonnes grâces. Une intuition, le scintillement de la chance qui, un instant, est venu auréoler leurs silhouettes anonymes sur ce marché. Mon charme a rapidement agi. Nous avons sympathisé et commencé à nous fréquenter. Je les ai gâtés en me mettant aux fourneaux. La cuisine était un des talents appris de Lyon et que je perfectionnais à Hyères grâce à la saveur des légumes, de l’huile d’olive et des épices du Sud. J’avais pour la vie toutes les gourmandises et ma cuisine s’en nourrissait. Les Simon devaient vendre leur hôtel, l’Hôtel des Maurettes et, au bout de quelques mois, j’avais eu tôt fait de les convaincre que j’étais la bonne personne pour l’acheter. Commarmond m’épaulait. Les soieries lyonnaises étaient reléguées au passé et l’oisiveté ne lui convenait guère. J’achetai ce premier hôtel seule et à crédit. Promue patronne, je pris les rênes avec une évidence qui m’étonnait moi-même. De maîtresse femme, je devins pour mes clients maîtresse de maison, hôtesse attentive, bienveillante et chaleureuse ; de cuisinière émérite, je passais cheffe des Maurettes en m’adaptant rapidement au changement d’échelle. Quant à Commarmond, il plaça son sens des affaires au service de la gestion de l’Hôtel. Pour élargir notre activité, je lorgnais sur la clientèle de grands bourgeois et d’aristocrates britanniques qui séjournait traditionnellement au Golf Hôtel avec lequel mes Maurettes n’auraient pu rivaliser. Pour les séduire, j’eus l’idée de préparer des scones autour d’un thé à l’anglaise subtilement relevé de saveurs méridionales. Les Maurettes firent rapidement office de salon de thé pour la gentry anglaise et ce salon, mon salon, bientôt, ne désemplit plus. C’est ainsi que je rencontrai John, mon grand amour, mon Colonel anglais. Il avait entendu parler de moi comme d’une improbable Marquise, une Française captivante et anti-conformiste - je ne remercierai jamais assez ce M. Blot, ce journaliste. Le bruit courait que le Colonel était apparenté à La Reine d’Angleterre et que sa fortune rivalisait avec celle des plus hauts dignitaires. Il ne démentit pas cette réputation, arrivant aux Maurettes à 16 heures précises, dans la Rolls blanche décapotable conduite par son chauffeur. A peine installé, Il fit demander après moi et, m’apercevant, un éclat de plaisir fugitif glissa sur son visage comme l’étoile de ma chance. Le lendemain, je le devançai et me glissai à 16 heures sur le perron de l’hôtel, en robe claire, avec au bras un panier de pique-nique. Sa ponctualité fut aussi parfaite que son sourire.  Je montais en voiture, le temps était doux, une brise clémente nous emporta vers la plage dans un éclat de rire. Peu m’importait sa fortune ou la Reine : tout autant que Commarmond, je refusai de l’épouser pour m’exiler dans un Manoir anglais. Loin d’être découragé par mon refus, il s’installa à Hyères pour ne plus me quitter. John se savait malade, il en retirait une totale liberté de pensées, une propension à jouir de l’existence et une conscience aiguë de chaque instant. Sa compréhension de la vie et son rapport au temps épousaient précisément les miens. Lui comme moi allions à l’essentiel, sans atermoiements. Nous le comprîmes intuitivement l’un de l’autre. Pour John, l’essentiel était la joie car il avait déjà tout réussi, pour moi c’était la réussite pour m’assurer les moyens de la gaieté. Mais notre rencontre nous révéla à nous-mêmes sous un jour que nous n’avions pas jusqu’ici nommé : nous recherchions l’incandescence. Nous le comprîmes au contact l’un de l’autre, la confrontation agissant comme un révélateur. Seule l’incandescence pouvait nous combler. John me dirait attendre une apothéose de passions des années qui lui restaient à vivre. Ce fut notre pacte. John était un battant autant qu’un jouisseur. La maladie fut son plus implacable adversaire, il mettait toute sa discipline et ses ruses à en déjouer les avancées. Il n’aurait cédé aucun tribut qu’il ne put soustraire le plus longtemps possible à cet ennemi mortel. Notre vie d’amour et de folie partagés fut, durant ces quelques années, son plus cher trésor de guerre.

Ce nouvel amour ne m’avait pas détourné des objectifs d’une femme d’affaires. À cette époque, je commençais à investir à L’Ayguade l’argent qui entrait à flot dans mon Hôtel des Maurettes. J’achetais des terrains à une famille de paysans du crû. En ces années 20, s’éloigner du centre-ville pour se rapprocher de la mer semblait une idée saugrenue, mais je savais que c’était la meilleure intuition que j’allais avoir. Je fis d’abord construire une guinguette au cœur d’une pinède qui donnait à la fois sur la plage et la rivière. J’y ouvris un dancing. Au départ, un simple plancher de bois pour la piste et une estrade pour l’orchestre avaient fait l’affaire. Le dimanche, les familles venaient y pique-niquer, se baigner et danser. Mais très vite, je voulais rallier l’aristocratie au populaire. Les années folles m’inspiraient et je devins la reine incontestée de toutes ses folies. Inventive, j’étais insatiable. J’organisais des balades en gondole dans les îles et d’immenses fêtes costumées qui rassemblaient à la nuit toutes les classes sociales, dissimulant la misère sous le lustre des paillettes. J’habillais sur mes propres deniers les enfants des plus démunis. « Le monde attire le monde », ne cessais-je de répéter tandis que l’ardeur débridée de ce début de siècle amollissait les carcans sociaux. Reine du bal, je devins vite, au bras de John, la Reine des extravagances. Je me découvris très douée pour concevoir tous types d’attractions et de distractions nouvelles, c’était comme concocter de nouvelles recettes en mariant les influences. Il fallait sans cesse proposer du nouveau, de l’épicé, du sucré, du relevé, du savoureux, de l’exotique. Je fis fabriquer des chars, conviais les meilleurs orchestres, faisais coudre des costumes à l’inventivité et au lustre stupéfiants, juchais des danseuses exotiques sur des créatures de paillettes ou les faisais surgir de structures en feu. A mes côtés, John s’amusait comme un fou et trompait la mort en l’enivrant. J’honorais haut la main ma part de notre accord. Pour respecter la sienne, John m’aida à prospérer. Il finançait avec moi chaque nouvelle idée et fit construire à ma demande un deuxième hôtel, Le Ceinturon, à proximité du dancing. Nous nous y installâmes au cœur de la fête. J’y accompagnais John d’une tendresse indéfectible et le soignais jusqu’à la fin. Il me quitta en 1936 et fut enterré à Hyères pour demeurer au plus près de nos jours de gloire et d’amour.

 

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LA REBELLE

Ma grand-mère était une femme de paradoxe. A la fois calculatrice et aérienne. Dure et bienveillante. Généreuse et exigeante. Populaire et aristocrate. Cuisinière ancrée dans la terre et danseuse tournoyant dans les limbes. Femme d’affaires et poétesse. Sa poésie était celle des jours. Albertine écrivait la vie elle-même, c’était sans doute son plus grand talent. L’argent lui permettait de mettre la réalité en vers et la vie à ses couleurs. Matriarche inflexible, elle se laissa tenter à écrire la vie de ses propres enfants. Parfois mue par le désir de concilier et rassembler, le plus souvent par celui de décider et diriger. Elle était ainsi. Elle débordait sur tout et tous naturellement. Avec moi, ma grand-mère se comporta tantôt en mère et tantôt en rivale. Dans le grand corps des siens, l’altérité lui avait toujours paru un corps étranger qu’il fallait rejeter avant qu’il ne vous contamine. Alors comment faire corps autrement en tant que famille si ce n’est englués dans les plis de cette corpulente majesté ?

 

 

LA MARQUISE

1931 m’avait apporté Henri Gilles, mon dernier et déraisonnable amour. J’avais quarante ans, il en avait vingt. Je lui offris un poste de maître d’hôtel et une place dans mon lit. Pour l’avoir rencontré, je perdis un fils. Marcial fut le prix à payer, à cause des fonctions de maître d’hôtel que je lui pris pour les offrir à ce nouvel amant, son cadet de deux ans. Un jour il comprendrait. Mais après tout, ai-je jamais attendu qu’on me comprenne ? Malgré la différence d’âge, Henri et moi allions rester côte à côte durant les cinquante ans à venir, alors que je traverserais la seconde moitié de ce siècle jusqu’au terme de 90 années d’une vie qu’aucun regret n’affadirait. Peu après la mort de John, la guerre éclata et me laissa rapidement démunie malgré la rente à vie que mon Colonel anglais m’avait fidèlement allouée. Quand les Allemands étendirent l’occupation au Sud de la France, ils ne prirent pas seulement ma clientèle, ils pillèrent mon patrimoine. Ils me volèrent Le Ceinturon qui devint leur QG et transformèrent en bordel mon Hôtel des Maurettes. Au tout début de la guerre, j’avais tenté de suivre les campagnes de l’armée dans les Alpes où, devenue temporairement cantinière, je faisais à manger aux soldats. Parmi eux, combattaient Henri et deux de mes fils. Lorsque tous trois furent faits prisonniers par les Allemands, je me réfugiais aux Maurettes avec l’une de mes filles. Les prostituées avaient accepté de nous cacher dans une chambre sous l’escalier. Reléguée là, je n’eus plus qu’à répondre à l’appel de la Résistance. Que faire d’autre ? J’utilisais désormais mon sens de la débrouillardise et mon inventivité pour organiser des passages vers la frontière italienne, distribuer des tracts, passer des informations, remettre des plans ou de la nourriture. Je fus arrêtée en janvier 44 et ma fille fut sommée de se rendre sous peine de devoir porter la responsabilité de mon exécution immédiate. Nous fûmes toutes deux envoyées à Marseille, à la prison des Baumettes. Par chance, nous n’y fûmes ni torturées ni même interrogées. La chance encore, pour une fois une chance que je n’avais pas provoquée : notre dossier s’était perdu. Les Allemands rechignaient sans doute à nous interroger face à cet aveu de faiblesse : ignorer ce qui nous était reproché. Nous fûmes relaxées à la fin de la guerre, grâce au débarquement et la libération de Marseille. C’était août 44. Henri quitta l’Algérie où il s’était réfugié après s’être évadé. Il me rejoignit en France, me trouvant là où il m’avait quittée. Mais au lieu de diriger un palais, j’arpentais les ruines de ce qu’il avait été. Le Ceinturon avait été bombardé. Tout allait être à reconstruire. Mais nous étions vivants, lui et moi, alors quoi ? Comment ne pas rire ? J’avais partagé avec John la conscience aiguë de la valeur de la vie. Son souvenir fidèle m’avait définitivement ôté toute faiblesse, tout atermoiement, toute perte de temps. J’ai donc recommencé à emprunter, construire, exploiter, prospérer. Recommencer était étonnamment facile une fois qu’on l’avait accepté. Le Ceinturon allait bientôt jaillir de terre, vaste et vierge, étalant l’ombre de ses bâtiments au cœur de jardins fleuris. Nous replanterions des pins, cultiverions des massifs sur les décombres, l’air embaumerait le pain chaud et les brioches. Alanguie au bout du chemin, la mer ouvrirait son horizon rose au petit matin. Tandis que les Noailles et Simone Berriau accueillait l’intelligentsia culturelle, je recevrais bientôt la fréquentation amicale et fidèle du milieu du cabaret et du cinéma français. Joséphine Baker, Fernandel ou Gabin aimeraient ma cuisine, mes danses, mes folies, mon pastis, mes éclats de rire, mes soirées qui n’en finissent pas. Ils viendraient à moi parce qu’ils chériraient la vie fulgurante que je diffuse autour de moi. La vie, mon incandescence.

 

 

LE ROI PÊCHEUR

Aujourd’hui, au cœur de L’Ayguade, La Réserve est vivante. J’ai toujours senti sa vie bruisser, chuchoter, s’animer. Écoutez-la. La Réserve, ce n’est pas seulement des murs, une équipe d’hommes et de femmes travaillant ensemble, ni même un état d’esprit, une écoute, une attente. Écoutez-la. Un établissement comme celui-là, c’est un être vivant. Je peux percevoir sa vie propre. Elle me parle au cœur. La Réserve abrite des solitudes qu’elle distrait et adoucit, elle tend des liens subtils entre les clients qui s’y croisent. Sa vie est tissée de celles des habitués qui quotidiennement la fréquente, de l’héritage du passé et de l’histoire à venir, de l’enfilade des moments vécus, d’éclats d’émotion comme de la morne répétition du ballet des commandes, et toujours de la complexe et tragique beauté de la vie.

La Réserve est là pour accueillir. Aussi bien ceux qui s’y assoient que ceux qui vont servir et arpenter ses terrasses. Elle ouvre un bref asile entre ciel et mer. Je connais l’importance de la constellation des rencontres dans chaque vie d’homme. Comment elle oriente chaque trajectoire individuelle telle une carte céleste d’après laquelle diriger ses pas. Je l’ai moi-même mesurée, j’en porte le souvenir et la conscience intimes. Une compréhension qui ne m’a jamais quitté. Aujourd’hui, c’est mon tour d’accueillir et depuis longtemps déjà j’honore mon rôle. Des rencontres qui viennent fortuitement, d’autres que je facilite, certaines que je provoque. Je suis à mon tour devenu un passeur de vie. Aider n’est jamais un acte isolé, tendre la main génère des liens et des responsabilités durables. La plupart de ceux que j’ai accompagnés sont des jeunes, aussi indécis, ébranlés et vulnérables que je l’ai peut-être été à cette période fragile et cruciale où on ne sait vers où, ni vers qui se tourner. Parfois la différence entre le bien et le mal se joue en quelques mois, quelques jours, une poignée d’heures : choisir de devenir un homme de bien n’est jamais le plus simple. Beaucoup de ces jeunes, je les ai rencontrés sur un terrain de foot où je suis entraîneur, d’autres viennent à moi sur la foi de ma position ou de ma réputation. À La Réserve, il n’y a guère de frontière entre la vie privée et la vie professionnelle, elles se nourrissent et se composent mutuellement dans une franchise et une perméabilité nécessaires pour que le chemin s’accomplisse. La Réserve donne à certains un quotidien, à d’autres un avenir. Au cœur de ce village, La Réserve est restée une cabane immobile posée sur la mer qui, dans les accalmies comme dans les tempêtes, met à la portée de tous, clients ou employés, le contenu de ses filets. Chacun à sa façon vient y chercher un poisson dans une nasse : celui qui le rassasiera quand il a faim, celui qui l’accompagnera d’un chatoiement de lumière quand il désespère, celui qui à force d’observations lui apprendra à nager dans des eaux sombres avec assurance et souplesse. Si vous n’avez plus la force d’affronter la vague, vous pouvez simplement vous reposer sur ce ponton solide, posé au-dessus des flots, aussi longtemps que nécessaire. La Réserve offre un extrait de la vie sauvage domestiquée par un Roi Pêcheur. L’observation en est le premier apprentissage, l’immersion la véritable expérience.

Dans la pâleur de l’aube et la pénombre des crépuscules, sa lumière se diffuse comme un phare sur la Place du village. Je suis fier d’être là au matin pour allumer son fanal et au soir pour l’éteindre, dernier parti, laissant le village endormi retomber dans la nuit.

Dans le silence du soir, La Réserve me touche et m’émeut. Je pense à ma grand-mère, et le souvenir de Louise me transperce comme un souffle léger. Son amour inconditionnel pour le genre humain. Sa foi. Son espoir. Sa joie. Sa tendresse.

Et je dis : Je suis à mon tour l’un des gardiens de ce phare.

 

 

LA REBELLE

Ma grand-mère était une femme de paradoxe. Une féministe qui serait née garçon si elle avait pu choisir et préférait naturellement les petits-fils aux petites-filles. Éprise de liberté, elle pouvait être despotique. Elle régnait sur sa famille comme elle régissait sa fortune. Enfants, petits-enfants, arrières-petits-enfants, nous étions part de ses affaires. Elle aimait, elle tempêtait, elle riait, elle dirigeait. Sa force de vie était tellement puissante qu’elle nous emportait tous. Dans son sillage, on tanguait comme sur une mer trop grosse. La quille toujours penchait de son côté. Son assurance et sa puissance nous déséquilibraient. Auprès d’elle, on était gauche et désorienté, on perdait ses repères, on ne se savait plus où poser ses mains et ses pieds. De cette perpétuelle instabilité, le mal au cœur menaçait. Aussi la craignait-on plus qu’on ne lui était attaché. Était-ce là ce qu’Albertine méritait ?

Pour rire, pour me rassurer et peut-être pour la défier, je l’appelais Mémé La Paille à cause du contenu des matelas sur lesquels je dormais durant mes vacances. Je déguisais mon insolence sous des airs d’humour et d’innocence. Mais j’avais beau affubler ma grand-mère d’un surnom de paysanne, elle restait Reine Mère. Chaque matin, prenant ma place dans la cohorte de ses petits-enfants, j’assistai à son lever comme à celui du Roi Soleil. Dans sa chambre du Ceinturon, la même obéissance, la même ostentation, la même présence attentive et tremblante animaient l’escouade de petits descendants que nous formions, une dizaine de petits-enfants nés de ses fils et filles conçus de ce qu’elle nommait ses « lits » différents.

Cinq enfants, onze petits-enfants et autant d’arrières-petits-enfants qu’elle avait pu connaître ont emprunté son sillage au sein de toutes ses maisons. Les Maurettes, le Dancing de la Marquise qui porta son surnom, Le Ceinturon et Le néo-Ceinturon vaillamment reconstruit sur les ruines de la guerre qui sont symboles du courage et de l’ardeur indomptée de ma grand-mère, comme de la dévotion des hommes qui l’ont aimée.

Chacune de ses maisons est un patrimoine de mémoire. Ces établissements du passé ont porté un éclat de son âme. Albertine a accueilli la joie et célébré une vie aux couleurs rubicondes : rouge comme l’incandescence. Son rouge a jadis allumé ma rébellion, mais ma colère s’est assoupie dans les bleus du soir.

Autrefois dépendance du Ceinturon, l’une de ses plus humbles demeures est ce cabanon qui est devenu mien.

Une maison chère à mon cœur où l’eau coule comme les mots.

Ma maison rime avec le souvenir.

 

 

LA PORTEUSE D'HISTOIRES

L’Ayguade. Ce port généreux et bruyant, où la vie ne cesse d’affluer, de jaillir et d’éclabousser le silence dans un mouvement d’agitation perpétuelle, suivi de brefs répits sereins.

Ici, ma maison est pleine de couleurs, d’ombres et de lumière. Dans les couloirs de mon esprit, elle résonne de tous les mots que je n’ai pas encore écrits, elle bruisse de souvenirs vivants et oubliés, d’histoires non racontées qui, la nuit, projettent sur les murs leurs ombres chinoises.

Ma maison épouse le flux et le reflux des petites marées : va-et-vient des enfants, des amis, des amis des enfants, des amis des amis, de la famille et du travail.

Ma maison bruisse des voix de tous les êtres que je croise et ramène avec moi, à l’abri de mon imaginaire, dans l’enceinte de ses murs. J’évoque leur histoire, donne un contour à leur esprit, une couleur à leur âme, j’écris leur humanité perpétuellement troublante.

Ces figures ont tissé le berceau de ce bassin de vie. Leurs trajectoires s’entrelacent et se maillent habilement pour former une grande histoire qui ne peut être lue qu’avec le temps et le recul suffisants. Dans ce flot incessant, macrocosme et microcosme s’entrechoquent et se mêlent constamment là où se forme l’écume mousseuse du monde.

Je ne fais que tirer délicatement sur le fil du récit. J’observe les poissons briller sous la surface et délicatement je ramène ma nasse.

Roi Pêcheur ou Paysan, Sirène, Marquise, Rebelle, Sainte Femme, Homme de bien, Gardien de phare… J’écoute la voix troublante de ces hommes et de ces femmes. Je m’immerge dans les eaux du récit et je découvre en eux les hautes figures qui écrivent leur mythologie.

J’écoute le chant qui s’élève sous les clameurs des hommes.

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DRAC PACA - Ministère de la Culture

Rouvrir le Monde, un dispositif de la DRAC PACA dans le cadre de l’été culturel 2022 mis en place par le Ministère de la Culture.

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